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Exclusif : Le courage du désespoir, par Slavoj Zizek

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Exclusif : Le courage du désespoir, par Slavoj Zizek






Le philosophe slovène signe une tribune sur la crise grecque.


Le philosophe slovène Slavoj ZIZEK. (©CRC Robert / SIPA)





Le philosophe Giorgio Agamben a dit dans un entretien que «la pensée est le courage du désespoir». Cette vision des choses me semble d’une pertinence particulière pour le moment historique que nous vivons, où même les diagnostics les plus pessimistes finissent, comme s’il s’agissait d’une règle, et de façon quelque peu édifiante, par jouer le rôle de la légendaire lumière au bout du tunnel. Le vrai courage n’est pas d’imaginer une alternative, mais de reconnaître qu’il n’existe pas d’alternative clairement discernable et d’en tirer les leçons. Rêver d’une alternative, c’est faire preuve de lâcheté intellectuelle. Un tel rêve fonctionne comme un fétiche qui nous empêche de penser à mettre fin à l’impasse dans laquelle nous nous retrouvons pris. Bref, le vrai courage est d’admettre que la lumière discernée au bout du tunnel est très probablement le feu avant d’un autre train fonçant sur nous. La Grèce aujourd’hui est le meilleur exemple qui soit de la nécessité d’un tel courage.
La double volte-face que nous a offert la crise grecque en juillet 2015 ne nous a pas simplement fait passer de la tragédie à la comédie, mais, ainsi que l’a relevé Stathis Kouvelakis, d’une tragédie pleine de retournements comiques à un théâtre de l’absurde. Comment définir autrement cet extraordinaire retournement ayant conduit d’un extrême à l’autre –et qui aurait de quoi laisser pantois le philosophe hégélien le plus féru de spéculation? Lassé des négociations sans fin avec les organes exécutifs de l’Union européenne, où il allait d’humiliation en humiliation, le gouvernement aux couleurs de Syriza a organisé le 5 juillet dernier un référendum, demandant aux Grecs s’ils acceptaient ou rejetaient les nouvelles mesures d’austérité exigées par l’Union européenne. Bien que le gouvernement lui-même affirmait sans ambiguïté soutenir le NON, le résultat fut une surprise, et pour lui aussi: de façon tout à fait inattendue, une grande majorité de la population, plus de 61% des Grecs, vota NON au chantage européen. Des rumeurs, très vite, se mirent à circuler: le résultat –une victoire pour le gouvernement– était, disaient certains, une mauvaise surprise pour Alexis Tsipras, qui espérait secrètement perdre, disait-on encore, au motif qu’une défaite lui aurait permis de sauver la face tout en capitulant devant les exigences européennes («Nous devons respecter la voix des électeurs»).
Cependant, dès le lendemain du référendum, aux premières heures du jour, Tsipras annonça que la Grèce était prête à poursuivre les négociations; et les jours suivants le pays négocia sur une base de propositions qui était fondamentalement la même que celle qui venait d’être rejetée par les électeurs (et qui était même, sur certains points, plus dure encore). En résumé, Tsipras se comporta comme si le gouvernement avait perdu, et non pas gagné, le référendum.
« Comment, demande Kouvelakis, un Non fracassant au mémorandum de la politique de l’austérité peut-il être interprété comme un feu vert à un nouveau mémorandum? […] Le sentiment d’absurdité n’est pas le simple produit de ce retournement inattendu. Il est avant tout provoqué par le fait que tout ceci se déroule sous nos yeux “comme s’il ne s’était rien passé”, comme si le référendum avait été une sorte d’hallucination collective qui, soudainement, avait pris fin, nous laissant poursuivre ce que nous faisions auparavant. Mais, parce que nous ne sommes pas d’un coup devenus des mangeurs de fleurs de lotus, prenons au moins la peine de résumer les événements de ces derniers jours. […] Dès le lundi matin, avant même que les cris de victoire sur les places publiques du pays se soient entièrement tus, le théâtre de l’absurde débuta. […] Encore prise dans l’euphorie du dimanche, l’opinion publique voit alors les représentants des 62% subordonnés à ceux des 38%, et ce au lendemain immédiat d’une victoire éclatante pour la démocratie et la souveraineté populaire. […] Mais le référendum a bien eu lieu. Il ne s’agissait pas d’une hallucination dont chacun serait revenu depuis. L’hallucination, au contraire, règne plutôt du côté de ceux qui tentent de ravaler le référendum à une sorte de “défouloir” provisoire n’ayant interrompu qu’un temps l’avancée vers un troisième mémorandum.»
Il en est allé de même de la suite. Au cours de la nuit du 10 juillet, le parlement grec a donné à Tsipras, par 250 voix contre 32, son aval pour qu’il négocie un nouveau renflouement. Mais 17 députés de la majorité gouvernementale ont refusé de soutenir ce plan, ce qui signifie que le chef du gouvernement a reçu plus de soutien de la part des partis d’opposition que de son propre parti. Quelques jours plus tard, le bureau politique de Syriza, où domine son aile gauche, a déclaré que les propositions de l’Union européenne étaient «absurdes», et «allaient au-delà des limites du supportable pour la société grecque». De l’extrémisme gauchiste? Il se trouve que le Fonds Monétaire International lui-même, prêtant ici voix à un capitalisme minimalement rationnel, a affirmé exactement la même chose. Une étude du FMI rendue publique un jour plus tôt montre en effet que la Grèce a surtout grand besoin d’être soulagée de sa dette, et dans des proportions bien plus importantes que ne l’ont envisagé jusqu’ici les gouvernements européens. Ce qu’il faudrait, selon cette étude, c’est que ces pays européens consentent à la Grèce un délai de grâce de trente ans sur le service de la totalité de sa dette européenne, et lui consentent aussi de nouveaux prêts s’accompagnant de délais d’échéance considérablement allongés…
Il n’est pas étonnant que Tsipras lui-même ait fait publiquement part de ses doutes quant au plan de renflouement: «Nous ne croyons pas aux mesures qui nous sont imposées», a-t-il déclaré au cours d’un entretien télévisé, montrant qu’il soutenait ce plan en pur désespoir de cause, afin d’éviter au pays un effondrement économique et financier total. Les eurocrates instrumentalisent de tels aveux avec une perfidie à couper le souffle: maintenant que le gouvernement grec a accepté les très dures conditions imposées par eux, voilà qu’ils doutent de la sincérité et du sérieux de son engagement… Comment Tsipras pourrait-il, se demandent-ils à voix haute, défendre véritablement un programme auquel il ne croit pas? Comment le gouvernement grec pourrait-il respecter réellement un accord alors qu’il lui oppose le résultat du référendum?
Des déclarations comme celles du FMI démontrent cependant que le véritable problème est ailleurs: l’Union européenne croit-elle véritablement en son propre plan de renflouement? Croit-elle vraiment que les mesures brutalement imposées à la Grèce mettront en branle le développement économique et permettront ce faisant que les dettes soient remboursées? Àmoins que la motivation ultime de cette très brutale pression-extorsion soit, non pas simplement économique (puisqu’elle est à l’évidence dépourvue de rationalité sur le strict plan économique), mais politico-idéologique. Comme l’a affirmé l’économiste Paul Krugman, «une reddition substantielle ne suffit pas à l’Allemagne, qui veut un changement de régime et l’humiliation totale –et il existe une faction, au poids politique important, qui entend tout simplement exclure la Grèce de l’Europe, et qui utiliserait volontiers un désastre grec pour mieux mettre en garde les autres membres de l’Union».[1] N’oublions surtout pas que Syriza suscite une véritable répulsion parmi l’establishment européen. Un membre du parlement européen, conservateur polonais, n’en a-t-il pas directement appelé à l’armée grecque afin qu’elle mène un coup d’Etat destiné à sauver le pays ?
Pourquoi cette horrible situation ? Les Grecs se voient maintenant demander de payer le prix fort, mais sans aucune perspective réaliste de développement à la clé. Le prix qu’on leur demande de payer est celui de la perpétuation du fantasme du «extend and pretend». Il leur est demandé de s’asseoir sur leurs souffrances afin de soutenir le rêve d’autrui (celui des eurocrates). Il y a quelques décennies, Gilles Deleuze disait: «Si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutus.» Et telle est bien la situation de la Grèce aujourd’hui: les Grecs ne se voient pas demander d’avaler de nombreuses pilules amères au nom d’un plan réaliste de reprise économique; on leur demande d’endurer de terribles souffrances afin que d’autres puissent continuer de nourrir leur rêve inchangé. Ce n’est pas la Grèce qui a maintenant grand besoin de se réveiller, mais l’Europe. Toute personne qui n’est pas prise dans ce rêve éveillé sait bien ce qui nous attend si le plan de renflouement est mis en œuvre: 90 autres milliards et quelques seront jetés dans le panier grec, élevant ainsi la dette du pays à 400 milliards et quelques (la plupart d’entre eux retourneront rapidement en Europe de l’Ouest, le véritable renflouement étant bien sûr celui des banques allemandes et françaises, et non pas celui de la Grèce), avec pour résultat certain le retour de la même crise d’ici quelques d’années…
Mais une telle issue constitue-t-elle réellement un échec? À première vue, si l’on compare le plan à son résultat réel, à l’évidence oui. Pourtant, à y regarder de plus près, un soupçon se fait jour, et grandit: le véritable objectif est-il vraiment de donner une chance à la Grèce? Ne consisterait-il pas plutôt à la transformer, à en faire un semi-Etat, soumis à une colonisation économique, maintenu en permanence dans la pauvreté et la dépendance, en guise d’avertissement aux autres Etats membres de l’Union? Mais, à y regarder de plus près encore, pareil résultat constitue quand bien même un échec –non pas de la Grèce, mais de l’Europe elle-même: il représente la négation même de l’héritage européen, synonyme d’émancipation.
Le NON qui a remporté le référendum a sans aucun doute été un grand acte éthico-politique: allant à l’encontre d’une propagande ennemie, très bien coordonnée, diffusant à grande échelle peurs et mensonges, sans la moindre perspective claire quant à l’avenir, allant à l’encontre aussi de toutes les attentes pragmatiques et «réalistes», le peuple grec, de façon héroïque, a rejeté la très brutale pression exercée sur lui par l’Union européenne. Le NON grec a été un authentique geste de liberté et d’autonomie, mais la grande question est bien sûr de savoir ce qui se produit le jour d’après, une fois passé le moment de négation extatique du sinistre quotidien. Et c’est à ce moment-là précis qu’une autre unité a fait son apparition, en l’occurrence l’unité des forces «pragmatiques» (c’est-à-dire Syriza et les grands partis d’opposition) contre l’aile gauche de Syriza et Aube dorée… Mais cela signifie-t-il pour autant que le long combat de Syriza a été mené en vain? Cela signifie-t-il que le NON n’a été qu’un geste sentimental vide destiné à rendre la capitulation plus tangible encore?
Ce que le NON et le compromis qui lui a succédé ont clairement montré, c’est que l’illusion d’une coopération et d’une solidarité démocratiques au sein de l’Union européenne s’est envolée: toute analyse sérieuse de la situation s’est vue opposer une fin de non-recevoir; la Grèce a été l’objet d’un chantage brutal visant à la soumettre; et ce fut un acte héroïque de sa part que d’établir cela publiquement. La chose réellement catastrophique, c’est que la bataille était perdue quand il fallut à la Grèce choisir entre le grexit et la capitulation. Ces deux options, le grexit comme la capitulation, peuvent être considérées comme relevant de la vision eurocratique dominante (rappelons-nous que les tenants, en Allemagne, de la ligne dure contre la Grèce, comme Schäuble, ont une nette préférence pour le grexit!). Le gouvernement Syriza n’a pas lutté simplement pour être plus grandement soulagé de la dette, il n’a pas lutté seulement afin de recevoir plus de liquidités nouvelles, dans le cadre des sempiternelles coordonnées propres aux négociations au sein de l’Union: il a lutté pour que l’Europe se réveille de son sommeil dogmatique.
Yanis Varoufakis (SIPA)
L'ex-ministre des finances grec Yanis Varoufakis, le 6 juillet 2015, au lendemain de sa démission. (©Petros Karadjias/AP/SIPA)





L’authentique grandeur de Syriza réside dans la manière qui a été la sienne de s’atteler à une tâche proprement herculéenne. On sait que les rassemblements organisés sur la place Syntagma (la place de la Constitution) ont symbolisé l’agitation populaire en Grèce; et il est pour cette raison permis d’affirmer que Syriza s’est efforcée de passer du syntagme au paradigme, en traduisant lentement et patiemment l’énergie propre à la rébellion en mesures concrètes susceptibles de changer la vie quotidienne. Il nous faut ici être très précis: le NON du référendum grec n’a pas été un NON à l’«austérité» entendue comme sacrifices nécessaires et dur labeur, il a été un NON au rêve entretenu par l’Union européenne, rêve du business as usual.
Varoufakis a souligné à plusieurs reprises que ce dont l’économie grecque avait grand besoin pour repartir, ce n’était pas de crédits supplémentaires mais d’une refonte d’ensemble. La première étape dans cette direction devrait consister à rendre bien plus transparents nos mécanismes de pouvoir, afin de les démocratiser. Nos appareils d’Etat, conduits par des gens élus démocratiquement, sont en effet de plus en plus redoublés par un très dense réseau d’«accords» ou traités (le TISA, cet accord sur le commerce des services, par exemple) et d’organes d’«expertise» non élus, qui en viennent à accaparer le véritable pouvoir économique (et militaire).
Voici le récit qu’a donné Varoufakis d’un moment tout à fait extraordinaire de ses négociations avec Jeroen Dijsselbloem :
« Il y a eu un moment où le président de l’Eurogroupe a décidé de s’opposer frontalement à nous, et de nous faire taire, annonçant que la Grèce se dirigeait droit vers la sortie de la zone euro. Il existe une convention en vertu de laquelle les communiqués doivent être unanimes; le président ne peut tout simplement pas convoquer une réunion de la zone euro et exclure un Etat membre. Et il a dit “Oh, je suis certain de pouvoir faire ça”. J’ai donc demandé un avis juridique. Cela a créé du grabuge. La réunion s’est arrêtée entre 5 à 10 minutes; hauts fonctionnaires et politiques se parlaient entre eux, au téléphone, et puis un fonctionnaire, un expert juridique, a fini par m’adresser la parole, avec les mots suivants: “Bien, l’Eurogroupe n’existe pas en droit, aucun traité n’a été rédigé pour lui”. Nous avons donc avec lui une entité qui n’existe pas, et qui est toute-puissante puisqu’elle décide des vies des Européens. Cette entité n’est comptable de rien, auprès de personne, puisqu’elle n’existe pas en droit; aucune minute n’est rédigée lors de ses réunions; et tout y est confidentiel. Aucun citoyen ne peut donc jamais savoir les propos qui y sont tenus. Les décisions qui y sont prises sont des décisions quasiment vitales, et aucun de ses membres n’a à répondre de quoi que ce soit à qui que ce soit.» [2]
Un air connu ? Toute personne très au fait du fonctionnement du pouvoir chinois aujourd’hui, depuis la mise en place par Deng Xiaoping d’un système duel unique, le sait bien: l’appareil d’Etat et le système légal y sont redoublés par les institutions du Parti, des institutions littéralement non légales. Comme l’a expliqué avec concision He Weifang, un professeur de droit de Beijing, «le Parti, comme organisation, se situe à l’extérieur et au-dessus de la loi. Il devrait avoir une identité juridique, en d’autres termes pouvoir être l’objet de procédures légales, mais il n’est pas même enregistré en tant qu’organisation. Le Parti existe hors de tout système juridique.» [3]
Tout se passe ici comme si la violence fondatrice d’Etat –pour citer un terme de Walter Benjamin– restait présente, incarnée dans une organisation au statut juridique incertain. «Il serait difficile, écrit Richard McGregor dans son ouvrage «The Party»de dissimuler une organisation aussi gigantesque que le Parti communiste chinois, mais celui-ci cultive avec grand soin cette position en coulisse. Les départements du Parti chargés de contrôler les personnes et les médias font preuve d’une discrétion ostentatoire. Les comités du Parti (connus sous le nom de «petits groupes dirigeants»), qui guident les ministères et leur dictent leurs politiques, travaillent à l’abri des regards. La composition de tous ces comités, et même, dans de nombreux cas, leur existence, sont rarement évoquées dans les médias officiels, sans même parler des discussions qui y sont tenues et de leur manière de parvenir à des décisions.» [4]
Il n’est donc pas étonnant qu’un dissident chinois ait très exactement connu ce dont Varoufakis vient de faire l’expérience. Ce dissident, qui, il y a plusieurs années, avait poursuivi en justice le Parti communiste chinois pour le massacre de Tien An Mien, s’était vu répondre quelques mois plus tard par le ministre de la Justice qu’aucune poursuite de ce type ne pouvait être intentée dans la mesure où aucune organisation appelée «Parti communiste chinois» n’était officiellement enregistrée en Chine… Et il est crucial de noter que cette opacité du pouvoir a pour revers exact un humanitarisme factice: la Grèce défaite, est bien sûr venu ensuite le temps des préoccupations d’ordre humanitaire. Jean-Claude Juncker, une fois l’accord de renflouement conclu, déclara tout de suite qu’il était très heureux de cet accord qui allait soulager les souffrances du peuple grec, souffrances qui le préoccupaient beaucoup. Un scénario classique: des mesures plus que sévères sont imposées à un peuple, et immédiatement suivies de déclarations humanitaires promettant attention et aide… et promettant même d’allonger encore les délais de remboursement des dettes.
Que faire dans une situation aussi désespérée? Faudrait-il résister tout particulièrement à la tentation du grexit (ce grand saut hors de l’Union –mais dans quoi?), à l’idée que celui-ci constituerait un acte héroïque de rejet de nouvelles humiliations ? Le choix du grexit paraît relever du «réel-impossible», conduire à une désintégration sociale instantanée. «Tsipras,relève Paul Krugman, s’est à l’évidence convaincu qu’une sortie de l’euro était totalement impossible. Il semble que Syriza n’ait pas même travaillé l’hypothèse d’une monnaie parallèle (j’attends, j’espère une information qui vienne le démentir). Cela l’a laissé dans une position de négociation impossible.»
Ce que dit Krugman, c’est que le grexit est un «impossible-réel» qui peut se produire, avec des conséquences imprévisibles, et qui, en tant que tel, peut être risqué: «Tous ces esprits avisés qui disent que le grexit est impossible, qu’il conduirait à une implosion complète, ne savent pas ce dont ils parlent. Quand je dis cela, je ne veux pas dire qu’ils ont nécessairement tort –je pense qu’ils ont tort, mais celui qui, ici, se montre sûr de tout se dupe lui-même. Ce que je veux dire, c’est que personne n’a la moindre expérience d’une telle chose[5] Tout cela, sur le papier, est vrai; mais il existe néanmoins de trop nombreux indices laissant penser qu’un grexit soudain conduirait dans les circonstances présentes à une épouvantable catastrophe économique et sociale. Les stratèges de Syriza sont bien conscients qu’un tel geste entraînerait un nouvel effondrement immédiat du niveau de vie, d’au minimum 30% supplémentaires. La misère atteindrait un stade proprement insupportable, ouvrant la voie à la menace d’émeutes populaires et même d’une dictature militaire. De tels actes héroïques sont tentants, mais il faut dans les conditions présentes résister à cette tentation.
Il y en a donc certains pour appeler Syriza à se ressourcer: Syriza, disent-ils, ne devrait pas devenir un parti comme tous les autres, un simple parti de gouvernement siégeant au parlement. Le véritable changement, poursuivent-ils, ne peut venir que de la base authentique, du peuple lui-même, de sa capacité à s’auto-organiser; il ne peut venir, affirment-ils encore, des appareils d’Etat… Nous avons là un autre exemple de posture vide de sens, puisque ses tenants évitent de se confronter au problème crucial de savoir comment faire face à la pression internationale concernant la dette et, de façon plus générale, au problème de l’exercice du pouvoir et de la direction d’un Etat. La capacité de la base à s’auto-organiser ne peut remplacer l’Etat, et la question qui importe est celle des modalités de réorganisation de l’appareil d’Etat, avec pour objectif de le faire fonctionner différemment.
Il n’est néanmoins pas suffisant de dire que Syriza a mené un combat héroïque, tentant tout ce qui lui était possible de faire: le combat continue, il ne fait que commencer. Au lieu de débattre à l’infini des «contradictions» de la politique de Syriza (de cette manière, après un NON triomphant, d’accepter le programme que le peuple avait rejeté), au lieu de rester pris dans des récriminations mutuelles, d’essayer de désigner un coupable (la majorité de Syriza, pour sa «trahison» opportuniste, ou l’aile gauche favorable au grexit, et donc irresponsable), il vaudrait mieux s’intéresser de près à ce que manigance l’ennemi.
Zizek avec Tsipras en 2013 (SIPA)
Slavoj Zizek et Alexis Tsipras, en mai 2013, au Festival du Film Subversif de Zagreb. 
(©CRC Robert / SIPA)





Les «contradictions» de Syriza sont une image en miroir des «contradictions» de cet establishment européen qui sape jour après jour les fondations mêmes de l’Europe unifiée. C’est bien sous la forme des«contradictions» de Syriza que l’establishment de l’Union européenne se voit retourner son propre message –dans sa forme véritable. Pour cette raison même, Syriza devrait exploiter, en montrant un pragmatisme impitoyable, en pratiquant le calcul le plus glacial, les fêlures les plus minces de l’armure de l’adversaire. Syriza devrait instrumentaliser tous ceux qui résistent à la politique hégémonique de l’Union européenne, des conservateurs britanniques à l’UKIP, le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni. Syriza devrait flirter effrontément avec la Russie et la Chine, elle devrait caresser l’idée de donner une île à la Russie afin que celle-ci en fasse sa base militaire en Méditerranée, juste pour effrayer les stratèges de l’OTAN. Paraphrasons un peu Dostoïevski: maintenant que le Dieu-Union européenne a failli, tout est permis.
Les complaintes du moment, sur l’indifférence brutale de l’Union européenne en face de la situation désespérée du peuple grec, sur son aveugle obsession bureaucratique d’humilier et discipliner les Grecs, sur l’absence totale de solidarité des pays de l’Europe du sud comme l’Italie ou l’Espagne à l’égard de la Grèce, toutes ces complaintes devraient susciter pour seule réponse la question suivante: mais tout cela est-il si surprenant? Qu’attendaient donc les auteurs de pareilles déplorations? Que la bureaucratie européenne, par la grâce d’un extraordinaire tour de magie, prête soudainement oreille aux arguments de Syriza, et travaille en toute harmonie avec elle? La bureaucratie de l’Union européenne fait simplement ce qu’elle a toujours fait. On va donc reprocher à la Grèce de se tourner vers la Russie et la Chine afin de leur demander de l’aide –comme si l’Europeelle-même ne poussait pas la Grèce à agir ainsi en exerçant sur elle une pression parfaitement humiliante.
On entend par ailleurs que des phénomènes du type Syriza viennent démontrer combien le clivage traditionnel gauche/droite a vécu. Syriza, en Grèce, est identifiée à l’extrême-gauche; quant au parti de Marine Le Pen, en France, il l’est à l’extrême-droite –alors même que ces deux partis partageraient dans les faits beaucoup: c’est qu’ils luttent tous deux, dit-on, pour la souveraineté étatique, contre les multinationales… Il est en conséquence tout à fait logique que Syriza, en Grèce, soit membre d’une coalition comprenant un petit parti droitier souverainiste. Le 22 avril 2015, François Hollande a dit à la télévision que le discours de Marine Le Pen évoquait furieusement celui que tenait le leader communiste Georges Marchais dans les années 1970, y voyant la même défense aux accents patriotiques de Français ordinaires exploités et plongés dans le malheur par le grand capital international. Il n’était donc en rien étonnant que Marine Le Pen soutienne Syriza… Ces étranges propos ne disent pas beaucoup plus que ce qu’ânonne la vieille sagesse libérale, pour qui le fascisme est une sorte de socialisme. Il suffit pourtant d’intégrer au tableau le sujet des travailleurs immigrés pour que cet amalgame douteux s’effondre de lui-même.
Le problème ultime est bien plus basique. L’éternelle histoire de la gauche contemporaine est celle d’un leader ou parti élu dans l’enthousiasme général et promettant un «monde meilleur» (que l’on pense à Mandela ou à Lula) –mais qui, tôt ou tard, le plus souvent au bout de quelques années, se retrouve en face d’un dilemme décisif :toucher aux mécanismes capitalistes ou «jouer le jeu»? Perturber ces mécanismes, c’est, de fait, être très rapidement «châtié» par les marchés, c’est devoir très vite subir les perturbations qu’ils déclenchent en guise de représailles, c’est devoir faire face à un chaos économique et à tout ce qui l’accompagne.
L’héroïsme de Syriza a consisté, une fois la bataille politique démocratique gagnée, à risquer un pas supplémentaire dans la perturbation du bon fonctionnement du Capital. La leçon de la crise grecque, c’est que le Capital, bien qu’il soit en définitive une fiction symbolique, est notre Réel. Autrement dit, les luttes des mouvements protestataires d’aujourd’hui sont faites d’une combinaison (d’un chevauchement) de différents niveaux, qui fait toute leur force : ces mouvements luttent pour une démocratie (parlementaire «normale») contre des régimes autoritaires; ils luttent contre le racisme et le sexisme, et tout particulièrement contre la haine visant les immigrés et les réfugiés; ils luttent pour l’Etat-providence contre le néolibéralisme; contre la corruption en politique et en économie (contre ces grands consortiums qui polluent l’environnement, etc.); ils luttent pour de nouvelles formes de démocratie allant au-delà des rituels de la vie partisane (à travers de nouvelles formes de participation politique, notamment); et, en définitive, en mettant en question le système capitaliste global en tant que tel, ils tentent de maintenir bien vivante l’idée d’une société non capitaliste.
Il leur faut toutefois éviter deux écueils : le radicalisme factice (du type «la seule chose qui importe est d’abolir le capitalisme libéral-parlementaire; tout le reste est anecdotique»), et le faux réformisme (du genre«maintenant que nous luttons contre la dictature militaire et pour la démocratie, remisons nos rêves socialistes, tout cela viendra plus tard –peut-être…»). Lorsqu’il est question d’une lutte bien précise, la question décisive est de savoir comment notre engagement dans cette lutte, ou notre désengagement vis-à-vis d’elle, affectera d’autres luttes. En règle générale, lorsqu’une révolte débute contre un régime oppressif semi-démocratique, comme ce fut le cas au Moyen-Orient en 2011, il est aisé de mobiliser les foules au moyen de slogans qui ne sont que des «attrape-foules» –slogans en faveur de la démocratie, contre la corruption, etc. Mais, lorsqu’il s’agit de se rapprocher peu à peu des choix plus délicats, lorsque la révolte parvient à atteindre ses premiers objectifs, on en vient assez vite à réaliser que ce qui nous oppressait réellement (l’absence de liberté, l’humiliation, la corruption, la certitude de ne pouvoir mener une vie décente) persiste sous une autre forme.
En Egypte, les protestataires sont parvenus à se débarrasser du régime oppressif de Moubarak, mais pas de la corruption, et la perspective d’une vie décente s’est éloignée plus encore. Après la chute d’un régime autoritaire, les derniers vestiges du souci patriarcal pour le pauvre peuvent disparaître, de sorte que la liberté nouvellement acquise se voit de facto ravalée à la liberté de choisir la forme préférable de misère. La majorité non seulement reste pauvre mais –afin que l’insulte soit ajoutée à l’offense– se voit annoncer que, dans la mesure où elle est désormais libre, elle est comptable de sa pauvreté. Dans une telle situation, il nous faut admettre que l’objectif visé était défectueux, souffrait d’un manque de précision.
Disons que le schéma démocratique standard peut également être utilisé en tant que la forme même de la non-liberté: c’est que la liberté politique peut aisément fournir le cadre légal d’un esclavagisme économique, les déshérités se vendant alors «librement» pour tomber dans la servitude. C’est pour cela qu’il n’est pas suffisant d’exiger une simple démocratie politique: il nous faut en effet exiger aussi une démocratisation de la vie sociale et économique. Bref, il nous faut admettre que ce que nous considérions au départ comme un échec à réaliser pleinement un principe noble (celui de la liberté démocratique) est en fait un échec intrinsèque à ce principe même –apprendre cela, apprendre que nous n’avons pas à faire ici à une incomplète réalisation d’une idée, mais à une distorsion immanente à cette idée, c’est faire œuvre de pédagogie politique.
L’idéologie régnante mobilise ici son arsenal entier afin de nous empêcher de parvenir à cette conclusion radicale. Ses tenants commencent par nous dire que la liberté démocratique implique une responsabilité, qu’elle a un prix, et qu’attendre trop de sa part, c’est faire preuve d’immaturité. Ce faisant, ils nous reprochent notre échec: dans une société libre, nous dit-on, nous sommes tous capitalistes par notre manière d’investir dans nos existences, par notre manière, si nous entendons réussir dans la vie, de privilégier l’éducation sur l’amusement, par exemple.
À un niveau plus directement politique, la politique étrangère américaine a élaboré une stratégie très pensée qui lui permet d’exercer un «damage control», c’est-à-dire de limiter les contrariétés, en redirigeant dans la direction souhaitée un soulèvement populaire au moyen de canaux parlementaires-capitalistes plus acceptables –comme cela a été fait avec succès en Afrique du Sud après la chute du régime d’Apartheid, mais aussi aux Philippines après la chute de Marcos, ou encore en Indonésie après la chute de Suharto. C’est dans ce type de configuration précise qu’unepolitique émancipatrice radicale fait face à son plus grand défi: comment aller plus loin une fois passée la première et très enthousiasmante phase? Comment faire le pas suivant sans succomber à la catastrophe de la tentation «totalitaire» –en résumé, comment aller plus loin que Mandela sans devenir Mugabe ?
C’est précisément ici, à ce stade-là, que le courage du désespoir se révèle crucial. Le NON du référendum grec peut survivre dans la manière qu’aura la Grèce de jouer la reddition forcée, en menant une guérilla patiente contre l’occupation financière.
Traduit de l’anglais par Frédéric Joly 









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